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La création artistique au Maroc : le cas des femmes

La création artistique au Maroc : le cas des femmes

 

La présence aujourd’hui sur la scène artistique marocaine d’un nombre important de femmes semble indiquer que l’époque où ces dernières vivaient dans l’ombre des hommes est désormais révolue. En choisissant de leur consacrer exclusivement une exposition, le Musée Mohamed VI d’art moderne et contemporain accomplit un geste fort. Ce faisant, il jette ainsi la lumière sur un sujet qui demeure problématique.

       En effet, il ne faut pas oublier que malgré le nombre important d’artistes femmes qui s’expriment sur le marché artistique marocain, leur consécration laisse à désirer. Certes, certaines fondations et galeries ont fait des efforts louables ces dernières années, mais cela reste ponctuel et insuffisant. Ce genre d’initiatives ne doit pas occulter une réalité décevante bien qu’elle ne soit pas typiquement marocaine. Alors que les voix féminines sont de plus en plus visibles, le débat sur la reconnaissance réelle de leur talent fait rage en Europe et aux Etats-Unis notamment. Tout le monde se souvient encore de la compagne des Guerrilla Girls contre l’art sexiste avec ces affiches provocantes ornant les rues de New York en 1989. Le message demeure d’une actualité déconcertante. Nous pouvons sans trop craindre d’être taxés d’impertinence reprendre dans le champ marocain les mêmes questions qui révèlent l’imperceptibilité qui affecte les œuvres des artistes femmes. En posant le débat de cette manière, on peut penser un tant soit peu qu’elles sont cantonnées dans la sphère de la féminité avec tous les stéréotypes qui l’entourent, du féminisme militant ou dans un art mineur.  L’examen de quelques figures choisies dans le cadre de cette exposition nous permettra d’apporter un début  d’éclairage concernant la place des artistes femmes dans le champ artistique marocain.

 

Dans mon livre, La peinture des femmes marocaines[1], consacré à des entretiens avec quelques plasticiennes de la jeune génération, les artistes rejettent clairement leur enfermement dans l’affichage d’une féminité ou dans un militantisme féministe. A travers leurs paroles, elles abordent leur résistance à l’assignation genrée. L’exposition qui leur est consacrée par le musée Mohamed VI est l’occasion de revenir sur cet estampillage. La période que recouvrent les œuvres choisies 1960 à 2016, permet d’interroger les deux paradigmes de modernité et de contemporanéité dans le champ artistique marocain, en l’occurrence les créations des femmes. Même si ces deux notions ne recouvrent pas les mêmes réalités selon les aires géographiques, les choix esthétiques auxquels ils renvoient trouvent leur écho auprès des artistes marocaines. Alors que l’expression de l’intériorité caractérise la modernité, la transgression des frontières constitue un trait saillant de l’art contemporain. Cependant, les voix plurielles que met en exergue cet accrochage ne s’inscrivent pas dans une démarche de rupture totale, car ces deux paradigmes coexistent souvent. Ainsi, dans le champ artistique marocain trois niveaux de perception se suivent chronologiquement sans pour autant s’exclure.

       D’abord, une pratique plastique naïve qui s’est développée dans l’entourage des orientalistes installés au Maroc pendant le protectorat. Encouragées par leurs membres de famille ou leur entourage, quelques artistes femmes ont su imposer rapidement leur art. Au lendemain de l’indépendance du Maroc, les différentes expositions organisées à l’époque faisaient la part belle à des artistes hommes comme Jilali Gherbaoui, Farid Belkahia, Mohammed ben Allal, et bien d’autres encore. La peinture naïve fut la cible de ce groupe. Les critiques étaient polarisées sur les aspects formels et thématiques trop convenus de cette tendance. Malgré ce contexte défavorable,  trois artistes femmes ont pu attirer l’attention sur leurs œuvres. C’est le cas de Radia Bent El Houssein qui, dès sa première exposition à Rabat en 1962, n’est pas passée inaperçue puisque d’autres expositions furent organisées à Paris, Lausanne et Rabat. Figure de proue de l’art brut, elle a su imposer son style à l’instar de Fatima Hassan El Farouj qui a pu elle aussi développer une approche artistique très poétique dont la fibre se ressource incontestablement dans la finesse de la broderie où elle excelle. Aussi, Chaïbia Tallal, cette « paysanne des arts » comme la surnomme la sociologue Fatima Mernissi, est sans doute celle qui a réussi à donner ses lettres de noblesse à cet art brut. Sa spontanéité conjuguée à sa simplicité nous a gratifiés de compositions où la puissance du graphisme et l’harmonie des couleurs fraîches ont forcé l’admiration de nombreux spécialistes à travers le monde. Brillante et reconnue, la peinture de ces trois pionnières a su s’imposer dans un milieu masculin où il était difficile d’exister. Cependant, Meriem Meziane est une exception dans ce milieu phallocratique. Installée à Malaga où elle a exposé dès 1953, sa palette a vite séduit les spécialistes qui ont reconnu dans ses créations le symbole d’un dialogue entre les deux rives de la méditerranée. En effet, les mélanges habiles de ses couleurs renvoient  le regardeur à la culture marocaine avec les traditions ancestrales de ses habitants. C’est cette sensibilité anthropologique qui confère un cachet très particulier à ses tableaux.

      

       Ensuite, dans le sillage de ces pionnières, des noms d’artistes femmes commencent à s’imposer parmi les grandes figures de la peinture moderne marocaine. C’est le cas notamment de l’artiste Malika Agueznay. Elle a développé une esthétique très originale par l’exploration de nouvelles techniques aussi bien dans la peinture que dans la gravure. Par ce double intérêt, l’artiste cherche à exprimer les différentes facettes de sa sensibilité dans une sorte d’enroulement renvoyant à sa culture arabo-berbère. Elle renouvelle sans cesse une démarche picto-scripturaire dont les imbrications captent le regard dans une sorte de rythmique fondamentale. Artiste protéiforme, Malika Agueznay est sans conteste celle qui a su faire la transition entre le paradigme de la modernité et celui de la contemporanéité  sans se laisser enfermer dans telle ou telle catégorie pour autant.

       Le désir de l’équilibre entre des techniques modernes nouvelles et l’enracinement dans une vision transculturelle est au cœur de l’esthétique de Najia Mehadji. Cette grande artiste qui a commencé à exposer ses premiers dessins depuis les années 70 a entamé très tôt sa réflexion sur la trace et la ligne qui continuent à travailler sans cesse en profondeur ses réalisations. Son travail se ressource dans différentes formes dialogiques comme l’esthétique Zen japonaise et les rituels soufis. Ces influences lui permettent de développer un langage plastique très poétique en travaillant sur des questions essentielles comme le caractère éphémère de la vie, le temps qui passe et la lumière. Cependant, ses créations ne  se réduisent jamais à la brutalité de notre monde à laquelle l’artiste n’est pas indifférente. Elles se donnent à voir comme une invitation à  reconsidérer les rapports de l’humain au cosmos.

 

       Enfin, cet élan de modernité va se poursuivre jusqu’au années 90 où le paradigme de la contemporanéité va s’affirmer avec un florilège de femmes artistes qui va investir la scène artistique de façon beaucoup plus visible. Elles sont nombreuses à s’exprimer à travers une multitude de supports jusqu’à là insuffisamment explorés. La sculpture, la photo, la vidéo, le Up’cycling, le land art, le ready-made, les installations, les performances et bien d’autres formes encore s’imposent progressivement. Ces nouvelles tendances manifestent une réelle volonté de rupture avec la peinture comme art majeur. Dans ce foisonnement de regards, des impulsions audacieuses se dessinent. Le corps et les clichés qui entourent l’image de la femme,  la misère de l’homme et sa place dans le monde, le désordre urbain et les ravages de la mondialisation, la pollution et les bouleversements climatiques, les questions des libertés et des droits…, sont autant de sujets investis par ces artistes. L’art contemporain marocain devient ainsi le creuset de tous les possibles; le réceptacle où se renouvelle l’expérience esthétique sous toutes ses formes.

Ainsi, de jeunes artistes s’écartent du cadre restreint de la peinture en interrogeant les problématiques de notre monde à travers des formes inédites. C’est le cas de la sculpture qui s’impose comme moyen d’investigation de la matérialité de la vie quotidienne.  A ce titre, les réalisations d’Ikram Kabbaj témoignent d’une vision sensible à son environnement et d’un désir de rétablissement d’une nouvelle relation avec son espace-temps. La recherche poétique d’Adiba Mkinsi permet de réaliser des sculptures qui, tout en explorant les potentialités des différents matériaux qu’elle utilise, tracent la voie d’une quête spirituelle. La délicatesse avec laquelle les matériaux sont traités fait naître un langage qui fait sens.  Avec le Land Art qui favorise l’utilisation du cadre et des matériaux de la nature, une nouvelle dynamique se fait jour dans l’art contemporain marocain. Certaines artistes comme Amina Agueznay élaborent leurs assemblages à partir d’objets récupérés, des déchets de l’homme ou des éléments de la nature qu’elles détournent et revalorisent pour exprimer une sensibilité qui cherche à élaborer un nouveau dialogue avec son environnement. Cette architecte de formation développe des réalisations dans une approche plurielle des formes et des techniques. Elle signe des installations où se côtoient les projections vidéo et les bijoux, mettant en scène une nouvelle perception et une occupation spatiale audacieuse. L’approche de l’art dans sa relation au monde est aussi au cœur de la démarche de Soukaina Aziz El Idrissi. Ses réalisations sculpturales, ses installations et ses toiles 3D témoignent d’une volonté infaillible à redonner aux matériaux, notamment le plastique, sa valeur initiale. Par ses formes et ses couleurs, elle s’engage dans une nouvelle scénarisation, voire une « reprogrammation » du monde pour reprendre une belle expression de Nicolas Bourriaud. Carole Benitah sonde dans une autre perspective cet arrachement au temps par la mémoire. Styliste de mode, elle intègre la broderie, témoignage d’un vécu personnel, dans le traitement des photos de famille. Par cette synergie, elle revisite sa propre histoire. Plus décentrée est la démarche de Dalila Alaoui qui investit son art sous différentes formes dans une optique mémorielle. Ses réalisations sont structurées autour des valeurs fondamentales et des symboles de la culture marocaine. C’est à ce regard intérieur tourné vers l’autre pour le révéler que l’artiste nous convie. Une démarche documentaire au service de l’art pour faire face à l’usure du temps et aux affres de la mondialisation. La démarche de Yasmina Bouziane dans ses autoportraits participe davantage au rétablissement d’une image déniant le regard coloniale. Une volonté donc de recomposition et de mise en crise de certains mythes orientalistes. De ce fait, elle s’inscrit dans un mouvement de réappropriation et de revalorisation de soi face à l’autre. Les photographies de Lalla Essaydi examinent un autre volet de cette résistance, à savoir les stéréotypes qui pèsent sur le corps de la femme arabe. La hantise de l’espace, le réinvestissement de la tradition calligraphique ou l’art du henné sont autant d’artefacts qui lui permettent d’abolir certaines contradictions de la société marocaine. Ce travail critique de déconstruction-reconstruction est également présent dans les réalisations de Kenza Ben Jelloun. Celle-ci met l’accent sur le rejet des contraintes sociales, politiques, religieuses et morales qui empêchent l’être d’advenir. Elle développe inlassablement l’idée d’une pensée sensible, à partir d’une expérience, d’une existence et d’une subjectivité, en nous conviant à résister à la tyrannie de la pensée unique. Elle s’engage sur la voie d’une création qui prend en charge les questions brûlantes de la société. Liberté, corruption, patriarcat, religion… autant de paradigmes qui traversent ses créations et ses installations aujourd’hui.

 

En dépit de cette multitude de formes, la peinture continue à drainer beaucoup d’artistes. Celles-ci s’expriment désormais librement non pas dans une rupture radicale avec leurs ainées mais, en multipliant les distances et les nouveaux modes d’existence. L’esthétique émotionnelle de la modernité n’est pas morte. Elle cohabite avec de nouvelles formes artistiques cherchant ce que Nathalie Heinich appelle « la sensation »[2]. Si l’abstraction attire une grande majorité, certaines passent d’une école à une autre en fonction de leurs ressentis ou des sujets qu’elles souhaitent traiter.

Ainsi, le travail de renouvellement de la peinture par son extraction du cadre classique s’exprime fortement chez Dounia Oualit dont le langage se déploie à la lisière des genres où elle poursuit inlassablement sa réflexion sur le contraste et l’équilibre de la matière. Des sculptures aux installations et du dessin à la peinture, cette artiste protéiforme engage son travail dans des sentiers inédits où les transformations poétiques des matériaux lui permettent de peindre les troubles d’une intériorité aux prises avec le chaos du monde. C’est aussi cette gravité de l’existence avec ses doutes et ses interrogations qu’on retrouve dans les réalisations de Fatiha Zemmouri. Elle multiplie les techniques en passant du dessin aux collages et de la sculpture à la peinture dans une quête permanente de sens.  Aussi, le rapport de la peinture à la culture n’a pas cessé d’interpeller les plasticiennes contemporaines comme leurs prédécesseurs. L’artiste Ahlem Lemseffer développe sa conception plastique dans un souci d’éveil des consciences. Sa démarche pose la question du rapport de la peinture en particulier et de l’art en général, à la culture. Ses créations se caractérisent par cette tension manichéenne constamment à l’œuvre. C’est le cas dans ses toiles, mais aussi dans ses installations où les personnages blanc et noir dominent l’espace. Après une période pittoresque et néo-impressionniste, sa palette trouve son éclat dans l’abstrait. En quête de lumière et d’authenticité, son geste s’épure de plus en plus. C’est cette simplicité savante du trait réduit à l’essentiel qu’on retrouve aussi chez Amina Benbouchta qui développe une esthétique qui se détache de l’immédiateté du quotidien. Les portraits d’Amina Rezki se nourrissent quant à eux des expressionnistes avec cette tendance à magnifier le monochrome d’une palette quasi-sombre. Bref, une peinture habitée par la mémoire des lieux et l’usure du temps qui imprègne  l’espace de la toile de ses silhouettes aux contours flous surgissant de nulle part. La solitude et la fragilité de l’être humain s’imposent ici dans toute leur gravité. De même, le langage plastique de Fatima Mazmouz installe le regardeur au cœur des questionnements identitaires et des clichés qui entourent le corps de la femme. Sa réflexion puise ses sujets de prédilection dans les réalités politiques et socio-culturelles du Maroc. Par l’arme de l’ironie, ses conceptions interpellent et cherchent à susciter une prise de conscience. Cette même ironie mêlée de provocation et de dénonciation est le fondement des réalisations de Monia Abdelali. Les questions de la religion, de politique et de sexe sont déterminantes dans son approche. La permanence du corps est ainsi un des traits saillants de cette peinture contemporaine. Il est présent également dans les œuvres de Khadija Tnana qui plonge par ses sujets son public dans le chaudron de la vie. Qu’il soit creuset d’une histoire culturelle, objet de tensions politiques et sociales, corps de l’artiste scénarisé lui-même ou médium entre soi et l’autre, le corps renvoie aussi à l’éternelle place de l’homme dans le monde. C’est tout le sens que racontent les compositions de Mounat Charrat. Sa réflexion sur le noir et le blanc révèle le souci de mise à l’écart de la contiguïté des sentiments pour laisser place à la lumière, aux formes et aux traits de caractère de l’homme dans l’œuvre selon ses propres dires. Ses objets sont en mouvement. Ils rentrent dans des connexions qui font émerger le doute récusant le sens univoque. Aussi, ce questionnement corollaire d’une vérité en construction se développe-t-il chez Monia Touiss sous une autre forme. Celle-ci nous convie à une plongée poétique dans des paysages méditerranéens avec des détails architecturaux et des couleurs qui nous renvoient à la culture marocaine. Cependant, sa démarche rejette cette interprétation réductrice. Son regard se ressource certes dans cet univers sans s’y réduire, car l’essentiel pour elle est dans une perception sensible de la vie rétive au prisme du genre et du politique. C’est le cas également de Mariam Abouzid Souali qui combine à la fois des techniques expressionnistes, impressionnistes ou encore surréaliste dans sa réflexion sur cette relation de l’homme à la nature.

 

A travers ce tour d’horizon, il apparaît clairement que les œuvres contemporaines des artistes femmes marocaines sont nourries d’une volonté de détachement des règles. Cette remise en question des limites des canons académiques, leur permet tantôt de passer d’une forme à une autre, tantôt d’en explorer plusieurs en même temps. Ce regard libre introduit une certaine distance vis-à-vis de l’espace- temps et de l’environnement socio-culturel et politique. Ce décrochage passe par l’interrogation du corps, par l’ironie, par le travail de réappropriation des différents matériaux et par la fugacité et le renouvellement des installations et des performances qui exigent une nouvelle perception. Cependant, la mise en avant de ces caractéristiques ne doit pas justifier l’idée d’une certaine particularité naturalisée des créations des femmes. Aussi, une telle exposition consacrée exclusivement aux femmes, loin de se réduire à un entre-soi, est l’occasion de susciter une prise de conscience collective réelle de l’ensemble des acteurs concernés pour remettre en question les clichés qui entourent encore cette production. Les artistes que nous avons passées en revue révèlent, par la valeur de leurs œuvres, la place importante qu’elles occupent aujourd’hui dans l’histoire de l’art marocain. Il est donc urgent de jeter les bases d’une nouvelle donne artistique éclairée au Maroc ce qui permettrait d’impulser un démantèlement du « pouvoir hypnotique de la domination » selon la belle expression de Virginia Woolf.

 

[1] Lahsen Bougdal, La peinture des femmes marocaines, Paris, l’Harmattan, 2015

[2] Nathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain, Gallimard, NRF, 2014

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